Mémoire sur la théorie prospective




Introduction

       En 1978, Kahneman et Tversky publient un article dans Econometrica intitulé « Prospect Theory : An Analysis of Decision under Risk » qui redéfinit les termes de décision des agents en environnement incertain. Cet article présentant un modèle nouveau des fonctions d’utilité est l’élément fondateur de la théorie prospective. A partir des tests empiriques, Kahneman et Tversky tentent de montrer que les hypothèses microéconomique à la base de la théorie objective d’utilité ne sont pas représentatives du comportement réel des agents. En effet, face au risque, les agents présentent des caractéristiques d’aversion au risque et d’aversion aux pertes qui déforment les propriétés des probabilités usuelles. Ils mettent en avant certains effets face au jeu qui violent les hypothèses de rationalité des agents.
      En février 2011, Pope et Schweitzer démontrent dans l’article « Is Tiger Woods loss averse ? Persistent Bias in the Face of Experience, Competition and High Stakes » que ce schéma de décision des agents s’applique au domaine du golf. Dans cet article de l’ American Economic Review, les deux auteurs développent un test économétrique pour déterminer le coefficient d’aversion à la perte des joueurs de golf. Ils mettent en avant un « point de référence » (nombre de tirs pour faire un trou) subjective qui biaise systématiquement la façon de jouer des golfeurs.
      En outre, en novembre 2001, Genesove et Mayer publient dans The Quaterly Journal of Economics, l’article « Loss Aversion and Seller Behavior : Evidence From the Housing Market ». Ils appliquent le schéma de théorie prospective au marché immobilier et démontre que les agents qui revendent leur maison fixent un prix trop élevé car ils sont averses à la perte de valeur de leur propriété entre la date d’achat et la date de revente.
      Les deux articles récents sont intéressants dans la mesure où ils confirment la validité du modèle de théorie prospective, dans un cadre où les enjeux sont forts et les gains importants. Ainsi, il est déterminé que même dans un contexte où les agents accordent une forte attention à leur prise de décision (le prix de leur maison, le tir de golf pour un tournoi), ils montrent toujours un biais fondamental : celui de l’aversion à la perte.
      Dans quelle mesure la théorie prospective est-­‐elle une représentation fiable du comportement des agents en environnement incertain ?
      Nous tenterons de répondre à cette question grâce à trois parties. Tout d’abord, nous montrons les grandes lignes de la théorie de Kahneman et Tversky et dans quel cadre cette théorie est utilisée dans les deux articles empiriques. Ensuite, nous analysons les méthodes économétriques utilisées pour tester les résultats de la théorie prospective et exhibons les résultats principaux. Enfin, nous estimons la légitimité de ces résultats en envisageant des méthodes alternatives et les conclusions qui peuvent en être tirées.


Première partie
La théorie prospective et ses cadres d’expérience

 a) Le cadre analytique de la théorie prospective
      Kahneman écrit un article théorique sur les décisions des agents en environnement incertain. A partir d’une expérience de Allais et de quelques tests en laboratoire avec des étudiants, Kahneman découvre des comportements spécifiques des agents lorsqu’ils sont confrontés à des risques. La situation classique étudiée est celle d’un choix à prendre entre deux issues, souvent un gain d’argent affecté d’une probabilité. Kahneman découvre plusieurs effets.
      Le premier est l’aversion à la perte ou le fait que les agents sont plus affectés par la perte d’un montant que par le gain de ce même montant. Autrement dit, leur désutilité est plus forte. Le deuxième effet majeur est l’aversion au risque, autrement dit la préférence pour la certitude. Il est remarqué qu’en situation de choix entre une issue risquée et une certaine, la certaine est en général choisie, même quand l’espérance de gain est la même. Enfin l’effet miroir ou « reflection effect » décrit le fait que les relations de préférence sont opposées dans le domaine des gains et dans le domaine des pertes : les agents sont averses au risque quand ils gagnent et préfèrent le risque quand ils perdent.
     De ces premiers résultats, Kahneman exprime des hypothèses sur les formes de prise de décision des agents. Il considère que ce qui explique les résultats est la façon dont les agents reformulent les choix qui leur sont proposés en terme de gains, de pertes, de certitude ou de risque. Il appelle le fait de séparer ces différentes composantes du choix l’effet d’isolation. L’article met en valeur plusieurs stades dans le processus de choix : tout d’abord la phase d’édition permet une analyse du choix ensuite la phase d’évaluation des résultats est faite et le choix avec la plus grande valeur est choisie. La phase d’édition comprend plusieurs stades de codification qui séparent le risque de la part certaine d’un choix, puis l’agent évalue le résultat à partir d’un point de référence. Ce point subjectif et propre à l’agent est une valeur frontière entre ce que l’agent considère comme une perte et ce qu’il considère comme un gain.
      Les articles empiriques reprennent ce cadre d’analyse et tentent de mettre en valeur les effets décrits ci-­‐dessus dans deux environnements spécifiques : un jeu de golf et la vente d’un appartement. Genesove tente de démontrer que l’aversion à la perte, principalement, détermine le comportement d’un agent qui cherche à vendre son appartement. Il se place dans le domaine des pertes uniquement. Il essaie de déterminer le comportement de vente des acteurs sujets à une perte nominale, c’est-­‐à-­‐dire à une différence négative entre le prix de marché au moment de la vente et le prix d’achat initial. On étudie les agents qui vendent la maison qu’ils occupent et les investisseurs. Le prix d’achat originel est considéré comme le point de référence. En effet, les auteurs cherchent à expliquer la rigidité à la baisse (dans une phase de récession) des prix immobiliers par l’attachement subjectifs des vendeurs au prix d’achat initial. Pour cela, les auteurs font l’hypothèse que les agents réfléchissent en termes nominaux. Les valeurs que prennent les prix sont réparties selon leur nature : on s’intéresse : au prix d’achat à l’origine, au prix du marché à la date de mise en vente (expected selling price) et au prix demandé de revente par le vendeur. Il définit ainsi la perte comme la différence entre le prix d’achat à l’origine et le prix demandé de revente et l’aversion à la perte comme l’effet de cette différence sur le choix du prix de vente. Ce qui est démontré est que l’agent ne prend pas en compte le prix de marché tel quel (ce qui serait la solution rationnelle) mais la différence entre prix de marché et prix d’achat initial. L’environnement de décision est incertain dans la mesure où le marché n’assure pas la vente de la maison. Les choix étudiés sont le choix de vendre, le choix du prix et le choix de retirer de la vente.
      Pope tente de montrer que le comportement des joueurs est influencé par un point de référence : le par (cinq tirs pour un trou, selon la convention). Or ce point n’est pas la solution rationnelle puisque le score d’un joueur est calculé selon son score total sur l’ensemble des trous qu’il fait dans le tournoi. Le par n’est donc pas toujours la solution optimale pour obtenir le meilleur score. Pourtant, on observe que les joueurs sont plus concentrés quand ils tirent un par que quand ils tirent un birdie (quatre tirs pour un trou). Les auteurs mènent leur étude sur le domaine des pertes comme sur celui des gains. Ils étudient la précision des tirs que ce soit pour les troisième, quatrième, cinquième ou sixième tirs pour un trou (respectivement eagle, birdie, par bogey, double bogey). Mais, ils se concentrent sur la limite entre le domaine des gains et le domaine des pertes : il s’agit de comparer les différences de comportements entre birdie et par. Pope détermine ainsi deux effets : l’aversion à la perte et l’aversion au risque dans le domaine des gains. La perte démarre quand le joueur rate un par. L’aversion à la perte est mise en valeur par l’effort des joueurs pour le par et leurs scores. Enfin, Pope examine aussi l’effet miroir et justifie les résultats par l’effet d’isolation : le jeu de golf relié (du tournoi entier) est décomposé en jeux agrégés (trou par trou).

b) La fonction valeur ou fonction d’utilité
      De ces effets, Kahneman décrit une fonction valeur qui est une fonction d’utilité non conventionnelle. Tout d’abord, la courbe passe par le point (0,0) qui est le point de référence, valeur que l’agent estime comme la norme du résultat du jeu. Pour les golfeurs, c’est le par. Ensuite, l’aversion à la perte explique que la fonction est concave dans le domaine des gains et convexe dans le domaine des pertes. Enfin, le coût de perte ou de gain marginal est décroissant (en valeur absolue). Ceci est dû au fait que plus la perte est forte, plus faible est le pourcentage d’impact du point de référence sur la valeur du résultat. 

Lecture : La valeur v(x) de la fonction est la valeur subjective de l’issue x. La fonction de valeur mesure la valeur des déviations par rapport au point de référence.

       Les deux articles empiriques reprennent cette courbe pour justifier leurs approches. Dans l’article sur le golf, l’approche est précisée. Il s’agit pour chaque agent de maximiser sa fonction d’utilité. Dans le domaine des gains (pour un birdie ou un eagle, par exemple), le golfeur choisir son niveau optimal d’effort en égalisant coût marginal et bénéfice marginal de l’effort. Mais dans le domaine des pertes, l’agent choisit un niveau optimal supérieur, qui doit égaliser le coût marginal et le bénéfice de l’effort affecté d’un coefficient qui est le degré d’aversion au risque. 


Ces deux équations déterminent que la probabilité de réussir un trou est une fonction de l’effort du joueur et d’une erreur et que l’utilité qu’apporte la réussite d’un trou dépend des valeurs accordées à l’écart entre le tir et le par (point de référence). Ainsi la fonction d’utilité de l’agent est une forme de fonction de valeur, qui contient les mêmes propriétés. Avec ce modèle, Pope peut comparer les probabilitiés relatives de réussite entre birdie/eagle, par/bogey et bogey/double-­‐bogey.

c) Les méthodes économétriques
      Tout d’abord, Kahneman a fait des tests en laboratoire, avec ses étudiants, ou en se référant au test de Allais. Les résultats ne sont donc que sur la base de l’hypothétique. Les conclusions ne peuvent être que générales. En revanche, Pope et Genesove récoltent des données d’évènements passés et non affectés par les conditions de laboratoires, dans un environnement naturel. Les conclusions tirées sont donc une détermination précise de la réalité. Kahneman pose des questions sur des choix à faire, entre gains et pertes, de somme d’argent souvent. Il détermine une moyenne des réponses, celles préférées aux autres, et en conclut une fonction de valeur. Genesove, quant à lui, fait un test économétrique sous forme de régression non linéaire, pour une variable continue. C’est-­‐à-­‐dire que les données observées sont modélisées par une fonction qui dépend de plusieurs variables, indépendantes entre elles. Il fait les tests du modèle EIV (errors-­‐in-­‐variables) permettant de juger de l’efficience des estimateurs, établit une régression par la méthode OLS (ordinary least squares) -­‐ la méthode des moindre carrés -­‐ , méthode qui offre des moyennes des coefficients recherchés en réduisant l’écart entre l’équation et les données empiriques. Enfin, il évalue l’importance des biais du modèle en supposant qu’ils suivent une loi normale et détermine ainsi la significativité des résultats.
      Pope, quant à lui, fait appel à plusieurs modèles économétriques. Il utilise le modèle des moindres carrés et une équation de régression linéaire pour estimer la probabilité de faire un birdie par rapport à un par. Il se réfère pourtant aussi à un modèle de régression logistique, qui est un modèle de régression binomiale, parfait pour les variables discrètes. Puis, pour déterminer l’impact de certains autres effets, il utilise un modèle de probabilité linéaire. Pope fait des prédictions (au nombre de trois) qu’il démontre ensuite. 



Deuxième partie
Les résultats

a) Les données
      Pope et Schweitzer récupèrent des données sur les tournois du PGA Tour (le tournoi international le plus prestigieux) entre 2004 et 2009. Chaque tournoi annuel consiste en fait en une série de tournois de 72 trous chacun entre 421 professionnels. Ils ont collecté toutes les vidéos et résultats des tournois et des coups de chaque joueur, pouvant connaître au mieux toutes les conditions environnementales des jeux. Avec un laser, ils évaluent la distance exacte entre la balle et le trou, ils déterminent la géographie du terrain voire l’état émotionnel du joueur. L’échantillon collecté contient plus de 2,5 millions de trous (ou putts).
       Genesove et Mayer étudient l’évolution du marché immobilier dans les années 1990 à Boston. On remarque que les prix suivent à long terme des tendances cycliques entre période de croissance et période de récession. Genesove remarque qu’en période de croissance les prix et les ventes augmentent, que le temps d’attente pour une vente est faible. En période de récession, les prix sont rigides à la baisse, les ventes plus faibles, le temps d’attente plus long. Il choisit donc dans cet article de s’intéresser à une période de récession dans la mesure où il trouvera plus de sujets sensibles à des pertes nominales. Ceci permet d’avoir une base de données significative. Les données retracent les mises en vente hebdomadaires des propriétés privées à Boston entre 1990 et 1997. Des données publiques (le bureau d’évaluation de la ville de Boston) comme privées (des agences immobilières, l’entreprise Banker and Tradesman) sont cumulées.
       Enfin, Kahneman interroge des étudiants dans des universités en Israël, à Stockholm et à Michigan.
       Les auteurs évaluent les biais de leurs données. Genesove explique comment l’échantillon a été choisi pour minimiser les biais de sélection. Il a estimé les biais du modèle (un certain « v+w ») en supposant qu’ils suivent une loi normale. Il obtient des résultats conformes avec le modèle de régression à deux variables contenant des erreurs (EIV). Une vérification mathématique permet aussi de montrer que les résultats des deux modèles utilités par Genesove sont les limites inférieure et supérieure (respectivement) du coefficient d’aversion à la perte recherché.

b) Les équations
      Plusieurs équations sont développées dans les articles de Pope et de Genesove comme base des régressions linéaires. Elles permettent d’identifier les causes d’une prise de décision d’un agent (comment jouer au golf, quel prix fixer pour un appartement) et de déterminer le coefficient d’aversion à la perte des agents. Genesove développe deux modèles fissibles selon quelques équations principales. 

Le premier modèle s’écrit ainsi :

L : prix demandé
μ : prix du marché
LOSS : différence entre le prix d’achat et le prix de marché actuel X : vecteurs d’attributs observables
∂ : effet de la date sur le prix
v : attribut non-­‐observable du prix du marché
m est donc le coefficient d’aversion à la perte. 

      On détermine ce facteur par estimations successives de ß puis ∂ puis m. La difficulté de ce modèle est double : il y a deux indéterminés v et le prix de réserve w qui est le prix minimum auquel l’agent est prêt à vendre. On essaye donc de réduire ce biais à une variable non-­‐ observable v+w, un « bruit » ou « noisy proxy ». On estime que, du fait de ce bruit, le coefficient m est en partie surestimé, mais d’après la méthode EIV (errors in variables) utilisée, m est en partie sous-­‐estimé. L’effet total est une surestimation du coefficient. On montre que le coefficient obtenu est la limite supérieure du coefficient réel.
      Le deuxième modèle intègre le bruit v+w dans le prix de marché :

      Ce modèle présente deux biais : une tendance à la baisse de m d’après le modèle EIV et le fait qu’on ne considère que les pertes. En effet, les gains sont intégrés dans le bruit et non dans les valeurs de LOSS. Ce modèle a l’intérêt de respecter les conclusions de la théorie prospective car les pertes ont un impact fort sur le prix et non la « qualité non observable » (alpha 1 est faible). On montre que le coefficient m de ce modèle est la limite inférieure du coefficient réel.
L’article de Pope et Schweitzer se base sur une équation principale :

Make Putt = α + δ + β (Value Relative to Par ) + γ Z + ε .

c) Analyse unidimensionnelle
      On récupère, grâce aux régressions linéaires et aux données collectées, des moyennes des coefficients. On obtient, dans l’article de Genesove, les moyennes des prix des appartements, on estime LOSS et μ. On s’intéresse à la moitié des vendeurs du marché immobilier (ce sont les sujets à perte). On voit qu’avec le temps, le prix baisse (de 242 652 à 220 475 $). En général, le temps entre l’achat originel et la mise en vente de l’appartement est de cinq ans et demi. On s’intéresse à des mesures de la part de l’achat originel qui a été faite par emprunt (« loan to value » ou LTV). Ceci permet d’évaluer l’effet volume et l’effet des cautions (« down payments »). 15% des appartements vendus l’ont été par des agents qui ont effectué un emprunt de valeur supérieure à la valeur d’achat initial. C’est un quartier de riches jeunes gens, ce sont des gros emprunteurs.
      L’article sur le golf estime la distance entre la balle et le trou avant le dernier coup de 136,3 pouces, soit 3 mètres et 462 cm. Il y a plus de 2,5 millions d’observations. Parmi les coups réussis (ceux qui rentrent dans le trou), 63,9% sont des par contre seulement 18,5% pour des birdie (un coup en moins).

d) Les résultats
      Les régressions linéaires dans le cas du marché immobilier permettent d’estimer les marges des coefficients recherchés (grâce aux deux modèles). On estime ainsi que les agents sujets à une perte nominale :

  • 1)  exigent de revendre (initialement) à un prix entre 25 à 35 % supérieur à la différence de la perte nominale. 
  • 2)  arrivent finalement à revendre à entre 3 et 18% de cette différence 
  • 3)  sont sujets à moins d’aléa dans la revente que d’autres vendeurs. 
      L’aversion marginale à la perte est décroissante du volume des pertes (on passe de 63 à 53 %). Les « erreurs standards » ont un impact très faible sur la détermination du prix. Les emprunts (LTV) ont un impact positif sur les prix. Plus l’emprunt est lourd, plus le prix demandé est élevé. Cet impact reste faible (0,06). La valeur du coefficient du prix d’origine (1,09) s’explique comme la capacité de marchander. Le coefficient du prix de marché (0,86) indique la rigidité des prix demandés à l’évolution des prix (ceci se justifie par la théorie des cycles).
      Dans le tableau 7, Genesove évalue le temps d’attente sur le marché des agents sujets à une perte nominale. Il y a une corrélation positive entre perte et temps sur le marché : plus le prix demandé est élevé plus le temps mis pour réussir à vendre et long. Ceci va sans compter les agents qui se retirent du marché après un temps d’attente trop long. Les résultats sont significatifs : une perte de 10% (c’est-­‐à-­‐dire un prix de marché de 10% plus faible au prix d’achat originel) prend 3x (1-­‐exp (-­‐0.33)) plus de temps à vendre. La corrélation négative entre perte et taux aléatoire de vente indique les agents sujets à perte ont une faible probabilité de vendre dès les premières semaines. On obtient ce résultat en modélisant la probabilité de vendre à une date quelconque par une fonction continue. De plus, les propriétés de haute qualité mettent du temps à se vendre (la valeur du coefficient du prix d’achat originel Po est 0,27).
      Genesove évalue aussi un effet volume et un effet crédit. L’effet volume est le fait que le prix d’achat originel est une cause intrinsèque de l’aversion à la perte (contrôler ce prix apporte un lien plus faible entre prix demandé et perte nominale). Les agents sujets à une plus faible perte exigent un prix de vente proportionnellement plus important (on est plus proche des 35% de marge). L’effet crédit est le fait que les agents qui ont des contraintes de liquidité (ont fait un emprunt pour racheter un appartement) demandent des prix de vente plus faibles que les plus averses à la perte. Les deux effets identifiés sont significatifs mais moins significatifs que l’aversion à la perte. Ils sont inclus dans le modèle mais pas dans les conclusions principales.
      Les régressions linéaires dans le cas des jeux de golf permettent de confirmer les résultats énoncés au début de l’article. Après contrôle des caractéristiques du putt,
  • 1)  les putts tentés dans le domaine des pertes seront plus précis que ceux tentés dans le domaine des gains,
  • 2)  les joueurs sont plus averses au risque dans le domaine des gains que dans celui des pertes. 
Le coefficient d’aversion à la perte est estimé à 2%. C’est-­‐à-­‐dire que, pour une distance donnée, il y a une différence de deux points entre la probabilité de réussite d’un par et celle d’un birdie.
      La probabilité de succès est une fonction décroissante de la distance au trou. Les birdie et eagle sont moins précis que les par, bogey et double bogey.    



Troisième partie
La portée et légitimité des résultats


a) Les effets fixes
      Les auteurs des articles empiriques tentent d’envisager les effets d’autres variables sur la prise de décision. Ainsi, on estime les coefficients de corrélation de multiples variables. Pour cela, Pope et Schweitzer procèdent à des régressions séparées en introduisant successivement des effets fixes dans l’équation du modèle. En fixant le n-­‐ième effet considéré, on estime les probabilités de réussir les trous et on les compare avec les résultats du modèle incluant seulement n-­‐1 effets fixés. On trouve ainsi que l’habileté des joueurs a un impact positif bien que faible sur leur performance. On note aussi un effet d’apprentissage : les joueurs qui ont déjà joué sur les trous précédents prennent connaissance des conditions du green. Ainsi, en contrôlant l’effet d’apprentissage, on remarque une forte baisse de la probabilité de faire un birdie (une perte de 10 points).
      Genesove et Mayer testent aussi les effets d’autres variables en utilisant la méthode des moindres carrés. Dans le tableau 4, ils découpent l’échantillon en deux parties : les habitants et les investisseurs. Le test de valeur p justifie cette division (10%). Le coefficient d’aversion est plus faible pour les investisseurs (il varie entre 16 et 24% seulement). On peut comprendre que les investisseurs réfléchissent en terme de portfolio tandis que les habitants réfléchissent en terme émotionnel. En terme de limite supérieure, le coefficient est deux fois plus grand pour les habitants (0,50). Dans le tableau 5, on différencie les appartements vendus de ceux non vendus. Ainsi, on considère l’impact de l’aversion à la perte dans un cadre plus rationnel, celui où les agents vendent à un prix raisonnable et font donc partie entière du marché. On trouve un coefficient positif entre l’évolution du prix proposé et celui de la vente. En fait les données montrent des rigidités à la baisse même après temps et négociations. Pour les appartements vendus, le coefficient est 0,27. L’aversion marginale est plus rigide pour ceux qui se retirent du marché : le coefficient est 0,16 contre 0,29.

b) Modèles alternatifs
      Les auteurs développent des modèles alternatifs pour envisager d’autres coefficients, peut-­‐être plus pertinents. Pope met en avant un modèle de matching qui est une forme de modèle non paramétrique. Il s’agit de comparer les par et birdie pour des balles se situant à l’exacte même distance au trou, sur un trou particulier du tournoi. Un algorithme nous permet de récupérer les données de ces tirs particuliers. On obtient un résultat confirmant le premier modèle : les birdie sont moins probables que les par (83,5% pour les birdie, 88,0% pour les par). Le coefficient d’aversion à la perte est estimé entre 1,5 et 3,1 %. On trouve des chiffres un peu plus faibles que ceux du premier modèle.
      Pope considère aussi l’effet de variables psychologiques : il tente d’exhiber les effets d’une trop forte confiance en soi et de la nervosité. Il se réfère en partie à d’autres auteurs car les résultats obtenus ne sont pas conclusifs.
       Genesove teste la robustesse de ces valeurs de coefficients d’aversion en prenant en compte d’autres hypothèses. Il remplace dans les termes de l’équation LOSS par REAL LOSS, les pertes réelles (c’est-­‐à-­‐dire pour des prix réels). Seuls 20% des agents de la base de données initiale sont concernés. Pour cette part, le coefficient est extrêmement faible, il varie entre 1 et 6 %. Mais le ratio t-­‐statistique entre prix réels et prix nominaux est non significatif pour ces données. On exclut donc l’hypothèse que les agents réfléchissent en termes réels.
Enfin, Pope reprend une hypothèse mentionnée par Kahneman : celle des anticipations. Kahneman envisage que le point de référence peut changer selon les anticipations des agents. Il prend l’exemple d’un agent qui anticipe une hausse des taxes. Il reconsidère les choix en modifiant l’issue anticipé (par exemple l’espérance du gain moins la taxe anticipée). A l’inverse, un agent qui n’a pas rectifié ses anticipations selon l’évolution du marché, c’est-­‐à-­‐dire qui ne s’est pas adapté à une perte nominale (par exemple) accroît sa préférence pour le risque. En fait, Kahneman prévoit que l’agent sujet à perte est en proie à accepter des paris qui lui seraient parus inacceptables sinon. Pope s’essaie à tester cette hypothèse. Il anticipe que pour les trous difficiles, les joueurs considèrent le bogey comme point de référence et donc, dans le domaine des gains, accordent le même effort pour les par et les birdie. De même, pour les trous faciles, le birdie est la référence, donc faire un birdie ou un par est dans le domaine des pertes et requiert le même effort. Il divise les données en cinq quintiles en fonction de la difficulté du trou et choisit comme point de référence les moyennes des scores pour les trous de chaque quintile. L’hypothèse des anticipations rationnelles est vérifiée pour les trous difficiles (la différence de réussite entre par et birdie passe de 2,9% à 2,3% pour les trous les plus difficiles) mais pas pour les trous faciles. Au total, les résultats obtenus soutiennent relativement bien l’hypothèse des anticipations rationnelles.

c) Les conséquences et conclusions
      Tiger Woods gagnerait 945,532$ supplémentaire s’il réussissait un trou du tournoi en un tir de moins. Pope et Schweitzer estiment que parmi les vingt meilleurs golfeurs du tournoi, chacun pourrait gagner 640,000$ supplémentaires en jouant un coup de mieux. Les enjeux monétaires du tournoi PGA sont donc gigantesques. Le biais systématique qu’exposent les joueurs de golf face à l’idée de perte et face au risque leur coûte des sommes très importantes. La thèse développée par Kahneman et Tversky a donc d’autant plus de légitimité. Bien que les golfeurs soient dans une situation d’environnement à haute pression, aux gains très importants, à forte compétition et extrême performance, la théorie prospective s’applique à eux. En effet, la théorie prospective dénotant une action irrationnelle et très subjective, on devrait prédire qu’elle est moins valable dans ce type d’environnement où l’agent augmenterait indéniablement son niveau d’utilité (dans le sens classique du terme) en jouant de manière purement rationnelle. Le point de référence est choisi selon des critères psychologiques, subjectifs, vagues et suivant une convention sociale. Il ne répond pas à la logique de la microéconomie classique. De ce fait, les propriétés mathématiques classiques de la fonction d’utilité ne sont pas valables et les lois de probabilités usuelles ne sont pas applicables. C’est dans cette mesure que Kahneman énonce les propriétés de la fonction π, qui est une sorte de probabilité mais suivant d’autres lois. Π n’est pas croissante. De même la fonction de valeur v n’est pas une fonction d’utilité.
      Tandis que les golfeurs perdent des millions, le marché immobilier, quant à lui, est montré comme moins que parfait. Le marché immobilier n’offre pas un prix unique mais des prix qui dépendent de caractéristiques qui sont individuelles : les contraintes de liquidité et l’aversion à la perte. En effet, si on arrive à estimer de manière pertinente un coefficient d’aversion à la perte et d’effet de crédit, il reste que celui est une moyenne de l’ensemble des agents. L’écart type des valeurs est fort comme le montre les limites inférieures et supérieures, relativement éloignées. En outre, la différenciation entre investisseurs et habitants offre des chiffres allant du simple au double. On aperçoit que l’attachement émotionnel à l’appartement, le nombre d’années avant la vente, le prix de réserve de chacun est des facteurs déterminants du prix de mise en vente mais aussi de temps d’attente dur le marché avant de se retirer et des marges de négociations. Dans cette mesure, les auteurs de l’article indiquent des rigidités systématiques sur le marché, avec des prix rigides à la baisse en période de récession.



Conclusion

      A partir de simples expériences auprès d’étudiants, Kahneman et Tversky développent un modèle élaboré de modes de décision des agents face au risque et aux perspectives de perte (d’utilité). Ils écrivent deux nouvelles fonctions : une fonction de valeur et une fonction de probabilité : les deux contiennent des propriétés – vérifiées expérimentalement – qui violent celles de la microéconomie classique. Les deux articles récents de Pope, Schweitzer et de Genesove, Mayer appliquent cette approche à deux environnements très différents : un jeu de golf et la vente d’un appartement. Grâce à des analyses économétriques fines et exhaustives, ils attestent de la légitimité de la théorie prospective pour expliquer le comportement des agents dans ces environnements-­‐là. Ainsi, un joueur de golf très performant expose une aversion forte au risque de rater un par. Il fait ses coups 2% à 4% plus fréquemment en par qu’en birdie (un coup de moins) bien que ce soient une perte d’utilité en soi. La convention du par comme norme de jeu pour un trou régule l’effort du joueur, à l’inverse d’un jeu rationnel. De même, un vendeur d’appartement sujet à une perte entre son prix d’achat et le prix du marché à l’heure de la vente montre une forte aversion pour cette perte et pose un prix supérieur au marché de 25% à 35% de la perte prévue. La méthode statistique d’une régression linéaire estimée par la méthode des moindres carrés et par le modèle des erreurs dans les variables (EIV) semble apporter une estimation fiable de ces aversions. De plus, par fixation des effets possibles, Genesove comme Pope peuvent tester l’impact de nombreuses variables et offrir une image complète des éléments responsables de la prise de décision dans un environnement incertain.
      Ces résultats encouragent donc à un travail empirique continu pour découvrir les domaines où s’applique la théorie prospective mais aussi pour en préciser la théorie. 

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